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Jo VERBRUGGHEN

ELLE A UNE HEURE INDUE, CERTAIN SOIR EN AUTOMNE - Part 2

 

Max parle rarement de lui-même. Il le fit à contrecœur lorsque, venu de je ne sais où, il avait été obligé de fournir au préposé de l'état civil les renseignements administratifs d'usage. Dans pareilles circonstances, son goût immodéré pour l'esquive fait florès et, mêlant des vérités contrôlables et des attestations à l'origine suspecte aux affabulations, il parvient à se réserver des zones de retraite et des paradis d'intimité. Eternel nomade, il cultive le provisoire. Ses biens tiennent dans un sac à dos et dans quelques baluchons d'une légèreté étonnante. Refusant de se fixer de manière définitive, il fait confiance aux lendemains qui, à défaut de chanter, permettent aux rêves de consolider leur pouvoir d'évasion. Il serait dommage, croit-il, de n'user des mille et une nuit, que pour dormir et reprendre des forces. D'humeur volontiers égale, le pauvre hère, réduit à vivre de maigres expédients, est loin d'être malheureux. Et peu lui chaut si, dans la vie dite courante, il ne dispose en guise d'issues que de mirifiques et incertains châteaux en Espagne. Il accepte que, tout ancrage étant provisoire, même sa présence dans notre domaine soit soumise aux aléas. Ce qui n'empêche pas l'amitié qu'il me voue. Pour tout cela, il s'est inventé une vie seconde, une existence en tous points parallèle à la banalité journalière. Son imagination lui ouvre les portes. Il vit d'évasions en se nourrissant de mirages. Son monde est celui d'un émerveillement constant et dans cet univers auquel le sésame d'il-était une-fois donne le plus libre accès, aucun personnage, requis par lui, ne manque à l'appel. Tout fait réel est bienvenu.

L'anecdote servira même de pierre angulaire s'il le faut, pourvu que l'excentricité dont, en conteur, libre de ses créations, Max puisse en affubler ses sujets. Usant du procédé comme d'un manteau de miséricorde à trancher en deux si les circonstances l'exigent, il en recouvre les misères malvenues et porte ainsi secours à autrui. Dans ce but, louable en soi et consenti de plein gré, suite sans doute à la pitié affectueuse qu'il continue à me porter, son imagination fertile pourvoit à tout. Chaque personnage inventé, garde souverainement, au fur et à mesure de son entrée dans son monde, le pouvoir insigne d'enchanter l'univers imaginaire dans lequel il évolue.

 

Perspicace en diable, Max ne pouvait ignorer que ses récits m'enchantaient et me libéraient; mais à aucun prix, il n'aurait supporté que je lui fasse l'aveu de ma gratitude.

Conscient du poids de ma solitude et de ma mise à l'écart, il déteste mon père; mais cela également, il ne l'aurait jamais avoué. N'empêche que sans l'avoir admis, il connaît exactement la situation, ses origines et ses conséquences présentes. Il sait que le coup porté a fait entrer le malheur en moi et que cette intrusion désastreuse est définitive et inexorable. Mieux que quiconque, il est conscient du fait que jamais je pourrai me libérer des vicissitudes d'une existence rendue peu supportable par la faute d'une soi-disant punition imméritée. Le pauvre Max en souffre.

Il compatit. S'il évite les démonstrations flagrantes, telles les hauts cris ou les sentimentalités de mauvais aloi, il tient à partager mes malheurs et plus que moi certainement, il en veut à mon père. Il est conscient que je n'ignore rien des conséquences d'un geste brutal impardonnable.

Si l'indifférence est de mise dans les relations, ces convenances idiotes coincées dans de sacro-saintes hiérarchies, je sais que sa sympathie m'est inconditionnellement acquise. Seulement, les secrets à ne pas dévoiler exigeant la complicité tacite, nous ne parlons jamais de l'événement passé. Cela n'a rien de vertueux. Le mutisme partagé est de mise, tout simplement. Il s'agit d'un sceau qui ne doit en aucun cas être brisé. La cohabitation familiale est à ce prix.

 

Vie, malheur, destin, mots que tout cela. Il ne s'agit, somme toute, que de concepts abstraits, dénués de sens. Je demeure assis devant la fenêtre. Ma vie ne change pas. J'attends simplement, bêtement, que le temps passe, que quelque chose arrive, qu'un fait libérateur explose et m'arrache de cette affreuse monotonie. Je ne sais plus, n'ayant devant et derrière moi, qu'une interminable solitude, un désert de sable sans dunes, sans oueds, sans oasis. Même les mirages sont absents. Les horizons de l'imaginaire sont bouchés. Je regarde dehors. Rien ne se passe. Il ne pleut même pas. Même le temps se met à partager ma lassitude.

Dans ma tête douloureuse les points d'interrogation subsistent.

J'ai la tête pleine de soucis, d'images, de mots, de bourdonnements et d'autres sujets d'inquiétude. Fatras, que cela, qu' importe! La crânerie me sied mieux que le dépit. Il va de soi, que je refuse les veuleries insipides de la pitié. Je hais les airs condescendants de mes proches, les hochements de tête apitoyés de ces béni-oui-oui toujours enclins à me cracher en pleine figure les marques déshonorantes d'un attendrissement perfide. J'ai beau essayer, je ne réussirai jamais à me dépêtrer de leur commisération, de leur pitié dégoulinante, de leurs plaintes larmoyantes, ce trop-plein de bave s'écoulant des rebords de leurs lèvres.

Il m'est impossible de tenir à distance raisonnée les chouchouteries doucereuses de ces dispensateurs de compassion hypocrite. C'est au seul vieux Max, à ses douces folies et à ses délires bienveillants que je dois mes seules joies, ces petits bonheurs sans valeur mais toujours bienvenus et réellement hors du commun. Ses narrations remplies à ras bord d'images éblouissantes, m'ont donné accès à des horizons féeriques auxquels, sans son aide et son savoir, je n'aurais jamais accédé. Pourtant, quand j'y pense, il ne s'agit, hors de mystère placide, inséré dans des récits de pacotille, que de boniments, de contes à faire dormir debout n'importe quelle sentinelle montant la garde devant le palais de Londres.

 

Grâce au vieux Max, je connus cet inénarrable oncle d'Amérique, un trappeur style Davy Crocket amélioré.

Après avoir abandonné un hypothétique élevage de castors il avait connu les déconvenues répétées de la chasse intensive aux rats musqués. Puis, il s'était. imbriqué, la ruée venue, dans l'avenir du Grand Nord. Avec d'autres orpailleurs occasionnels, des va-nu-pieds pour la plupart, pleins d'illusions et de désirs délictueux, ce rush collectif l'avait mené, en malséante et malsonnante compagnie, sur les rives aurifères du Klondike. Comme ses compagnons d'infortune, il avait œuvré, tamisé, lavé, recueilli les pépites et lavé les paillettes. De la fortune incommensurable qu'un jour de chance il eut quasiment à portée de main, il fut, hélas, dépossédé par un larcin inavouable, opéré au grand jour. Cette fin, aussi désastreuse que brutale, rendit le cher oncle à l'oubli.

 

Une autre fois, Max me raconta, avec les mots du désespoir, accompagnés de moultes gestes grandiloquents, appropriés à la tragédie, la fin héroïque d'un sien cousin. Ce volontaire malgré lui, enrôlé sous un prétexte fortuit, mourut, pour l'honneur et l'Empire, à Tacambaro, au nom d'une cause glorieuse mais indéfendable. Il y fut tué par une balle perdue, retrouvée aplatie dans sa poitrine.

Lui, on le découvrit, rouge sur rouge, sanglé dans son uniforme écarlate, une tenue qu'il avait endossée pour se mettre au service d'un Empire idéalisé, autant dire d'un mythe éperdu de grandeur.

 

Un autre jour, en une autre occasion, Max me fit ressentir l'amertume d'un parent qu'il croyait être bien plus proche. Archéologue-amateur et chargé d'effectuer des fouilles dans le Devon, il y avait, un soir de grande fatigue, dépanné le fameux Lawrence. Distrait, négligent ou simplement abruti par le travail, il n'avait, à sa honte, pas reconnu en ce motocycliste crotté et malchanceux, stupidement assis, effondré et quasiment en pleurs, dans un fossé à côté d'une machine à la roue déjantée, le décrypteur mythique des piliers de sable érigés en l'honneur de la sagesse suprême dans les déserts d Arabie. Le pauvre cousin ne s'était jamais pardonné cette bévue.

 

De même, je n'oublierai pas de sitôt cette cohorte de personnages des mille et une déconvenues, ces pitoyables frères de misère que rien dans leur vie antérieure ne prédestinait à une gloire, fût-elle éphémère. Chacun d'eux avait, à un moment inopiné de l'existence, croisé le destin de l'une ou l'autre célébrité. Ainsi, à leur corps défendant, ils avaient participé, à peine le temps dévolu au déliement d'une anecdote, à la renommée de personnages qui avaient évolué hors de leurs parcours. Ils n'eurent rien d'autre en commun avec ces héros de légende qu'un instant réservé à l'impertinence désinvolte d'un sort espiègle. L'heure tourne.

Le temps renvoie aux oubliettes. Sur le chemin vers la mort, le vent de l'histoire n'hésite pas. Depuis longtemps, la bourrasque a effacé traces et empreintes. Des êtres surgissent et disparaissent. Leur existence elle-même est sujette à caution, même si un bref instant ils se sont trouvés à la croisée des chemins, en quelque sorte face à eux-mêmes, face au miroir qui leur renvoie si cruellement les reflets de leur dépit et de leur médiocrité.

 

Une histoire parmi de nombreuses autres qui, comme les précédentes aurait dû accorder gloire et crédit à des gens, que l'on dit être dénués d'importance, (à moins de les conduire plus rapidement encore en direction de l'oubli), m'avait particulièrement intrigué. Il s'agit de l'accident de parcours subi par un certain Nathan. Comme il se doit dans le contexte de ses parlottes, ce Nathan fut un des siens cousins par alliance. Dans sa version des mésaventures, en l'occurence de faits moins pendables que de coutume, il s'agissait d'une espèce de chemineau, d'un galvaudeux sans grande foi ni loi. Après une vie de menus larcins, accompagnés de méfaits bien trop ordinaires pour être avoués sans nécessité, il avait, un jour de cafard dûment arrosé, décidé à brûle-pourpoint de s'en aller vivre dans le désert. Ayant clamé haut et fort cette résolution surprenante, son orgueil l'avait obligé de parfaire, à jeun, cette subite conversion et de tenir sa parole de poivrot.

Aucun chemin de Damas ne manquera jamais d'illuminations ! Hors les problèmes subalternes et vite épongés, tracas bénins liés à son goût immodéré pour certains breuvages, la suite se passa sans trop de mal. Fébrile et trop impatient pour se fixer durablement dans quelque bled perdu pour la civilisation, trois jours de marche dans la caillasse du Sinaï', suivis de deux nuits de silence troublé passées dans le jardin du monastère au pied du djebel, avaient forcé une décision qui en valait bien une autre. Parti en solitaire, il s'était obligé en quelque sorte à suivre, à son rythme, les traces de Foucault ou de Monod, ces impénitents chercheurs d'absolu. Un parcours du Sahara s'imposait.

Au cours d'un trajet, un circuit qui d'ailleurs s'avérait à peine plus ardu que les traversées précédentes, il avait évité les déboires de la belle étoile. Il avait trouvé un abri provisoire dans la cavité d'un rocher. En fait, il s'agissait, avait-il expliqué à son retour, plus du simulacre d'une grotte que d'un refuge véritable. Selon toute vraisemblance, l'endroit ne fut exploré au mieux que par des caravaniers de passage. L'exigüité de l'abri n'offrait d'ailleurs qu'un secours précaire. Pourtant, contre toute attente, la paroi intérieure paraissait avoir conservé des traces d'anciens dessins pariétaux. Avec la ferveur d'un novice en cette matière, Nathan s'était mis à les étudier de plus près, à les décrypter et à les interpréter. Le temps ne lui faisant aucunement défaut, la concentration obstinée de ces quelques raclures pigmentées lui fit remarquer, légèrement en-dessous des macules brunâtres, cinq creux peu profonds, des trous imparfaits à peine évidés. Ces excavations imprécises semblaient avoir été creusées en demi-cercle autour d'une partie centrale qui était à peine plus bombée que le reste de la paroi. Soudain, frappé par quelque intuition subite, il s'était mis à évoquer des corrélations, à entrevoir des causalités, à soupçonner l'existence de quelque interférence possible entre la matière et les forces capables d'animer celle ci; bref, il se sentait de force à échafauder des correspondances inédites. A moins, après tout, qu'il n'eût conservé, dans le tréfonds de son âme, des souvenances nomades plus persistantes que prévu. Dans ce coin perdu de l'immensité sablonneuse, loin des pistes et à l'écart des oasis mises en carte, des anciennes nostalgies s'étaient brusquement révélées aux étoiles. Un esprit cartésien conclurait qu'un degré d'attention soutenu suffirait amplement pour parvenir ainsi à déclencher un processus de découverte. Le fait est qu'en son for intérieur, il s'est en ce moment-là véritablement agi d'un éblouissement révélateur.

Permettant d'accéder à une certitude, la révélation allait sceller du même coup le déroulement ultérieur du restant de sa vie. Le hasard devait en tout état de cause être exclu. Les creux érodés dans la paroi autour du centre en saillie légère, l'avaient incité à y poser la main, à établir concrètement un contact. Il fit le geste, avoua-t-il plus tard, en guise de récognition avec un être humain, en manière de recherche identitaire avec un lointain artisan qui, des millénaires avant lui, fut en quelque sorte un prédécesseur en pérégrination existentielle. L'imposition insolite, brusquée par une foi intense, avait permis d'établir une communication. Depuis des milliers d'années l'objet d'une pareille quête éperdue ne pouvait avoir varié. Le simple fait de poser la paume sur l'enflure et les doigts sur chacun des cinq trous lui avait permis d'accentuer l'empreinte et de se projeter au-delà, de manière médiumnique.

A travers une perception instantanée, il avait établi une relation tactile avec l'ancêtre lointain qui l'avait précédé.

De manière plus pertinente encore, il avait atteint la Terre, cette force outrancièrement vivante autant que puissance incommensurable, autant symbole de gravité qu'entité en permanente mutation. Impossible de décrire plus avant l'aventure intérieure de Nathan. Des mots pâlots ne pourraient transmettre la préhension immédiate et subite de pareille révélation. Peu me chaut maintenant de savoir si le vieux Max m'a conté une expérience vécue ou, comme ce fut le cas pour d'autres récits, il s'est contenté de l'inventer. Le récit en lui-même me suffit. L'aventure m'agrée. Son authenticité radieuse me saute aux yeux. Le contact avec les forces créatrices de la terre fut indubitable. Sa perception, expérimentée par le truchement d'une simple empreinte, scientifiquement improuvable, s'impose néanmoins tel un dogme révélé. Aucun doute n'y résiste.

Cette vérité, je l'éprouve de manière continue avec mon rocher, avec la falaise amie que j'aperçois dans le lointain sous la lune. Au bout du domaine, sous la lumière blafarde, la falaise vit. Elle est majestueuse. La roche en gloire vit bien plus intensément que moi. Un jour j'irai m'y fondre.

J'irai m'y perdre à jamais. La pierre hautaine est perméable à la pensée, à ma volonté éperdue d'union. Elle permet d'accéder à la stabilité ultime. Elle est une porte. Depuis tous temps elle appartient à l'éternité et continue à incarner celle-ci. Je ne voudrais plus voir qu'elle. Ensemble, la roche et moi, nous dépasserons nos solitudes. L'éternité qu'elle porte, je la rejoindrai, en elle. La mort n'est guère plus qu'un écueil, qu'un simple obstacle à franchir, qu'un saut dans le vide. Mon père le sait. Je le lui ai dit, détails à l'appui. La lumière brille. Elle est rayonnante. La lueur gagne du terrain et illumine l'espace qui se trouve au-delà du portique. Peut-on résister à l'appel d'une étoile ?

 

L'impasse faite sur la mort

 

Ce jour-là, à la pointe suprême de ma peur, la mort m'est apparue. Je l'ai vue, clairement, distinctement, comme si elle venait de sortir d'un halo. Pas moyen de se tromper en pareil cas. Aucune confusion n'est possible. J'ai aperçu la mort, telle que je me l'étais imaginée: belle et élancée, en robe blanche, longue, ample et soyeuse. Ses longs cheveux noirs lui tombaient de part et d'autre sur les épaules. Elle était svelte et rien dans son attitude d'extrême légèreté n'exprimait une quelconque malveillance. Elle m'est apparue non comme une chimère qui et se dissout dans l'air mais dans la vérité vraie de sa présence effective. Je l'ai nettement vue. Sidéré, je l'ai regardée. Je l'ai reconnue, dès l'avènement de ma stupeur. De prime abord sa légèreté et sa grâce m'ont surpris. Aérienne et visiblement enjouée, comme si elle cherchait, à dissiper les ultimes effluves d'antipathie qu'elle aurait pu inspirer, elle n'avait rien en commun avec les images populaires ni avec les représentations que les camelots ambulants distribuaient antan pour rappeler, jusque dans les hameaux retirés, les certitudes ultimes du trépas et l'inexorabilité effrayante de nos fins dernières. Je l'avoue sans honte ni peur du ridicule, dès son apparition elle m'a séduit. Surgie en même temps dans ma vie quotidienne et dans mon imaginaire déjà troublé, elle a imprimé son emprise sur les deux univers. Venue de nulle part, du moins d'aucun de mes lieux familiers, elle m'a observé, avec une certaine curiosité mais sans la moindre ostentation, comme par mégarde. Elle était là, tout simplement et s'imposait de même, sans la moindre gêne. Tout au plus sembla-t-elle étonnée, elle aussi, comme si elle ne s'attendait nullement à m'apercevoir dans cette chambre. Sans doute interpréta-t-elle cette simultanéité incongrue comme un incident de parcours, un fait trop dérisoire pour s'y attarder et dont elle s'accommodait.

Dénuée de l'arrogance acide et de la malveillance envieuse que l'on n'a que trop tendance à lui prêter, la mort me sembla vulnérable, conciliante, presque amie. D'un regard lourd et doux à la fois, elle m'a fixé et cet instant chargé d'une étrange tension proche de la complicité m'a paru extrêmement long. L'intensité de ce regard me mettait mal à l'aise, comme si malgré moi et sans que le moindre consentement me fût réclamé, elle m'analysait.

Cette position de cobaye ne me plût pas du tout. J'eus brusquement très froid. J'ai blêmi sans doute. Comme un vent glacé, un silence peu approprié au brouhaha habituel dans une maison, vaste comme la nôtre, m'a envahi. Puis ce sentiment de froid disparut à son tour pour être remplacé par une atmosphère feutrée, bien plus intime. Peu à peu, les choses retrouvaient leur ordre, leurs habitudes. Au fur et à mesure que mon angoisse initiale diminuait, l'engourdissement qui m'avait trop longtemps forcé à demeurer immobile se dissipait également. Tout dans la pièce redevint comme avant: neutre, terne, figé dans cette navrante banalité qui depuis longtemps m'avait été imposée. Il s'agissait bien de ma chambre, du moins cet antre fut-il nommé ainsi, cette pièce inconfortable dans laquelle chaque note tant soit peu personnelle que j'apportais de temps à autre, était sans rémission classée comme faisant partie d'un désordre qu'il faut pallier au plus tôt.

J'acceptais l'incorrection de cette intrusion sans trop de mal. Je l'admettais plutôt de gaîté de cœur comme s'il s'agissait d'une distraction bienvenue.

 

Peut-être était-ce normal également que pareille perturbation ait engendré une mise à l'écart des souffrances bien plus vives, qui bien vite, étaient devenues inhérentes à mon état. Pendant un bon laps de temps, il ne fut plus question de douleur, voire de l'inquiétude qui de manière quasi constante accompagnait les manifestations douloureuses.

A mon grand étonnement un apaisement véritable s'installa. Pour peu, je me sentis invulnérable, fort, complètement remis des séquelles de l'événement passé. Il me suffisait sans doute d'acquiescer pour que ce qui subsistait encore des appréhensions anciennes, se mue pour longtemps en consentement. Etait ce un bien ou au contraire, un mal ? La question que je me posais intérieurement, me sembla perfide, éminemment cruelle. Comme un coup de ciseaux qui, sans pitié ni remords, lacère une image. Comme un coup de pied qu'un gamin donne à un chien qui s'est approché en confiance. Rien n'étant jamais gratuit dans cette garce de vie qui exige sans la moindre rémission, que tout ce qu'elle donne soit remboursé un jour, intérêts en sus, la question avait surgi hors de propos.

Il ne pouvait s'agir d'une tentative destinée à distinguer les normes de bien ou de mal, les notions de bon ou de mauvais, d'acceptation ou de refus. Autant se demander qui serait à même de dénouer ce qui est embrouillé et de délimiter plus exactement les domaines impartis aux souvenances de ceux qui, venus à nous après avoir traversé les siècles, appartiennent à jamais à l'histoire et au passé définitivement défini; même si le dit passé, autant que le regard que nous portons sur lui, furent, de fond en comble, métamorphosés par le temps. Que pourrait-il subsister de nous après une pareille manipulation !

 

Ainsi, la mort est là, à demeure. Je me suis accommodé de cette présence et de la permanence de celle-ci. Mais avant de me fondre dans une paix qui, à la longue, ne peut que s'avérer pernicieuse, la mort m'a frôlé la main. Il me semble que, d'une certaine façon, elle cherchait à me retenir, qu'elle s'évertuait à éviter que je ne glisse et que je ne m'échappe.

Sa main à elle était doublement et élégamment gantée, jusqu'au-delà du coude. Le premier gant qu'elle portait à même la peau était d'un noir profond. Il était délicatement moiré par endroits et façonné en un tissu ultraléger, quasiment arachnéen. Elle le portait comme une deuxième peau, sous un gant de velours. Celui-là était bien plus épais et surtout plus orné. Enfilé en partie sur le premier, le tissu enrichi de brocart, lui montait jusqu'au poignet. La poussée de sa main était ineffablement douce, caressante: une marque de connivence, un signe de compréhension, qui, d'aucune manière pourtant, ne me rappelait la fadeur coutumière de la pitié, ce sentiment de bonne femme qui me fait horreur. Il s'agissait, dans son cas, d'une espèce de pacte. C'est sans doute, pourquoi son geste appuyé s'attarda comme pour en souligner, bien ou mal à propos, le caractère définitif. Définitif de quoi ?

 

Rien ne fut dit. Toute explication fut exclue. Le mystère subsiste. Le pacte, auquel les paroles n'ajouteraient rien, demeure. Il sera respecté. Jusqu'à mon heure dernière. Qui aurait l'outrecuidance de prétendre pouvoir s'engager au-delà? Se peut-il que la foi débouche sur la vanité, sur la désespérante inanité du vide ?

 

C'est pourquoi la mort est là, indiciblement proche. A certains moments, elle reste littéralement tapie en moi.

S'agit-il de moments privilégiés ou d'instants dommageables ? Je ne sais pas. Si je ne crains pas la mort, j'aurais souhaité qu'elle fût moins familière. Maintenant je ne sais plus. Elle fait partie de moi, comme le grésillement dans ma tête. C'est d'ailleurs à cette crépitation, qui, antan, me fit tant de mal, que je dois sa présence. Je m'évertue, pour autant que ce soit possible, d'établir des rapports logiques de cause à effet. Jour après jour, depuis l'événement, je me suis habitué au bruit continu qui de certaines façons rappelle le frottement lent du métal sur le métal et dont l'origine m'échappe mais qui chuinte. Sans doute, ce bruit de ferraille me poursuivra-t-il jusqu'à la fin de mes jours. Je n'en veux aucunement à la mort d'être en moi. A aucun instant je n'ai regretté sa présence. Elle me console, même si, à la douceur d'une main gantée et câline s'ajoute dorénavant le sentiment bien plus ineffable d'un regret. Le rocher est loin. Prisonnier de la nuit, ombre parmi les ombres projetées par les arbres du bois, il monte la garde.

Sous les branches d'un chêne centenaire, un rêve s'endort. Rien qu'à ressentir ce passage de veille à endormissement, je frissonne. Pourtant il ne s'agit que de l'écoulement paisible du jour qui s'enlise dans la nuit.

 

De temps à autres, j'ai l'impression morbide que des sons s'écoulent à l'intérieur de ma tête. En ces moments pénibles, lorsque, sourdement, une angoisse étend ses perspectives menaçantes, je ne puis rejeter l'impression déplaisante que les sonorités s'y épanchent en espèces de coulées lentes et compactes. Par moments, leur flux semble être particulièrement épais, visqueux. Malgré cette densité, qui provoque des lourdeurs peu supportables, l'afflux persiste: des flots pleurent et se répandent en filaments cordés. Le processus se passe sans hâte aucune. Le sang déversé a tout le temps. Le flot saigne, simplement, sans discontinuer. Il s'épaissit toujours davantage. Parfois, sans signe précurseur et sans que d'une manière ou d'une autre je n'aie provoqué cette alternance accidentelle, il stagne et se coagule jusqu'à former un barrage. Celui-ci finira un jour par obstruer le parcours, je n'en sais rien. Pour lors, ce retournement remplit encore davantage les cavités de ma tête déjà infestée de lourdeurs. Jusqu'il y a peu, du vrai sang s'épanchait, ce qui n'allait sans poser problème. Sans raison, un liquide sanguinolent me sortait brusquement de la bouche au milieu d'une phrase hoquetée. Cela ennuyait tout le monde. Mes proches ne cachaient pas leur appréhension et poussaient de hauts cris. Parfois, en catimini, ils s'en allaient plus loin pour se réfugier dans des apartés en me jetant à la dérobée des regards furieux. Ma tante, elle, détournait de moi sa mine éternellement contrite et maintenait avec une patience hypocrite le flacon de sels qu'elle gardait à portée de ses doigts crochus pour se le passer sous le nez au moindre prétexte. Quoi qu'il en soit, le flux écarlate dérangeait.

Il provoquait un dégoût général, mêlé d'éclats de voix et de cris de stupeur repris en chœur. La commisération de bon ton, si facilement concédée en des circonstances analogues, se désarmait peu à peu et finit par s'étioler.

Habitué à cette débandade collective, l'incompréhension ne me touchait plus que de très loin. Plus inquiétant était le fait que même le médecin de famille ne s'expliquait pas ces hémorragies. Je me consolais vaille que vaille en me convaincant que ce n'était pas mon rôle de trouver les raisons médicales de ces phénomènes. Vu ma complicité muette avec la mort, toujours présente, j'avais conclu de n'en rien dire et, surtout, de ne pas me leurrer en inventant des motifs ou des justifications qui, selon toute logique, seraient erronées et inutiles.

 

De la mort, je ne parle jamais. En famille, le sujet est définitivement tabou. Il suffit de l'énoncer par mégarde au cours d'une conversation, pour que d'aucuns se signent et quittent la pièce précipitamment. Si pareille conduite, provoquée par une candeur malvenue, n'est nullement du goût de mon père, cela ne signifie pas, loin s'en faut, qu'il ait toujours raison. Bien trop orgueilleux pour se l'avouer, mon père, dans le fond, est un atrabilaire furieux.

Montant comme une soupe au lait, il est capable, lorsqu'une brusque colère le prend, de manifester les pires excès. Un rien ne l'exaspère et son irascibilité est crainte. Un jour, qui s'annonçait sans histoires ni anicroches et se passa d'ailleurs ainsi, bien avant la visite impromptue de la mort, mon père avait crié, laissant exploser, avec une rare violence, une fureur aussi subite qu'incontrôlée. Personne pourtant ne lui avait fourni le moindre prétexte à cet emportement d'un mauvais genre. L'incident, à mes yeux, n'avait rien d'exceptionnel. La moindre étincelle suffisait à déclencher le drame, à provoquer une explosion de fureur et à prendre, dans son esprit dérangé des proportions difficilement imaginables. Ce jour-là, il s'était mis brusquement à tempêter. Tel un forcené, il éructa des mots sans suite, des verbes dispersés dans des phrases sans queue ni tête. Rien dans ce qui, à ses veux, devait correspondre à un raisonnement, ne tenait la route. Même moi, j'aurais, dès l'énoncé de pareilles prémisses, mis en pièces son échafaudage d'insanités et de lieux communs. Spectaculaires, ces signes de bravade rendaient inutiles leurs éclats désordonnés.

Mon père, lui, ne se rendait pas compte que ces assauts furieux le ridiculisaient. Il continuait de plus belle et devenait franchement pitoyable lorsque les mots employés à contre sens ne véhiculaient plus que des balivernes.

Du côté grotesque, il n'eut cure. Se croyant maître de son destin, à défaut de pouvoir étendre l'immanence de son pouvoir sur les autres, il prétendait en toutes circonstances être capable de survoler la situation. Seule lui importait d'avoir la possibilité de s'exprimer sans entrave et, surtout, sans risque d'être contredit. Il lui importait de faire preuve d'autorité, fût-ce dans l'outrance et dans l'indignité.

Sa domination devait être complète. Il la voulait sans faille, sans limite, intransigeante, oppressante si besoin était. Et, argument suprême, destiné à éviter toute velléité d'opposition, ceux qui n'admettaient pas sa prépotence n'avaient qu'aller voir ailleurs ! D'aucune manière, il ne les aurait retenus, pour autant qu'ils l'aient seulement envisagé ! Lors de ses fameuses, trop fameuses colères, je l'observais en tapinois. J'examinais en détail ses emportements.

Je le regardais dans ses gesticulations frénétiques, ces gestes grandguignolesques destinés à renforcer ses vociférations.

Dans ces moments, il suffisait qu'un verre lui glisse des mains et se brise sur la tablette, pour qu'il se mette à brailler sans faire montre du moindre self-control.

La retenue lui était étrangère et ce ne serait certes pas le respect pour autrui qui l'empêcherait d'aller au bout de sa déraison.

 

Ce fut une journée pareille aux autres, une journée qui s'annonçait sans problèmes particuliers. Aucune visite inopinée ne l'avait dérangé et il semblait ne rien avoir perdu de sa bonne humeur matinale. Bref, rien n'aurait dû perturber l'ambiance relativement sereine qui régnait. Il me semblait seulement plus pâle que d'habitude. Il était presque livide. Son regard légèrement embrumé était peut-être un reliquat d'une veillée prolongée, dont il n'avait fait aucune mention. A un moment donné, sans un mot, il s'est levé. Il a marché vers moi. Il vacillait très légèrement comme s'il avait bu. Son regard avait quelque chose d'un homme égaré. Maintenant, après coup, j'ai la nette impression qu'un incident fâcheux assez important avait dicté une attitude que je ne m'explique toujours pas.

Sa physionomie avait changé. Ses yeux étaient rougis, injectés, comme métamorphosés par une rage foudroyante qui le poussait aux pires débordements. Il s'est avancé. Puis il s'est immobilisé comme pour attester la solennité de l'instant à venir. Je me souviens qu'il a chancelé. Ce signe peu perceptible de faiblesse l'a obligé de chercher appui sur son autre jambe, celle qu'il maintenait lourdement contre un tabouret en chêne. Une lueur bizarre se reflétait dans ses yeux, comme s'il cherchait avec minutie à estimer la distance qui me séparait de lui. Puis, il m'a frappé, d'un seul coup, sec et violent. Ce seul coup donné m'a semblé être le résultat d'une multiplication, la somme conjuguée d'un nombre incalculable de coups retenus, libérés de manière simultanée en un seul geste fatal, asséné avec opiniâtreté. Cette scène, je l'ai maintes fois revue dans ses détails horribles: images furieuses rendues dans le ralenti inexorable d'une lenteur, qui par saccades heurtées, détermine toujours davantage l'intensité implacable du cauchemar.

Seulement, ce cauchemar, je ne l'ai pas rêvé. Je l'ai vécu. J'ai tout vu. J'ai tout retenu. J'ai gardé la souvenance lucide de chaque détail. Je l'ai vu s'approcher de moi. Dans son regard perdu, il y avait cette lueur dont je me souviendrai toujours, une intensité horrible qui imposait une image de haine et de perfidie. Ce quelque chose, qui dénotait un désir exacerbé de briser et d'annihiler, évoquait dans son horreur, un sentiment extrême que je ne lui connaissais pas. Je l'ai vu s'immobiliser devant moi. Je le vois encore, penché vers moi comme pour souligner sa force et la hauteur de sa taille. Il est resté ainsi, une longue seconde, jusqu'au vacillement, en un déséquilibre tellement léger que ceux qui ne le connaissent pas autant que moi, n'ont probablement rien remarqué d'anormal. Puis, il m'a frappé. Jamais auparavant son bras ne m'avait semblé si long. Jamais surtout, il ne fut aussi lourd. Ce poids était dû à l'objet qu'il tenait serré dans la main.

Prolongeant son poing fermé, il formait massue. Ce fut une arme imparable qui, au moment de l'impact, me fit éclater la conscience. La chambre, à cet instant, fut une partie éphémère de l'éclair, un astre de feu qui éclata en millions de fragments d'étincelles. Puis, tout glissa dans un entonnoir sinistre, une fosse sans fond. La noirceur opaque du trou n'en finissait pas de me happer, de m'étreindre et de me tenir prisonnier comme si les parois ne servaient qu'à me coincer pour toujours dans un boyau d'angoisse.

Même mon hurlement ne parvint pas à entamer le silence de mille morts. Avec certitude, je savais que tout était fini.

Mais de cette finalité, je n'ai gardé aucun repère. Il ne reste aucune preuve tangible qui me permette de comprendre.

Parfois je me demande si un être vivant quel qu'il soit, serait en mesure de faire référence à sa propre mort. Est-il possible d'être mort, sans que l'on ne le sache et sans que les proches ne s'en aperçoivent; même si, par remords ou regrets, ils refusent de voir et de regarder en face l'évidence.

 

Depuis les jours, puis les semaines et les mois qui ont suivi cet événement, les phrases s'entrechoquent. Les mots que je veux prononcer avec l'attention qui s'impose, s'entremêlent.

Ils se bousculent et s'accolent les uns aux autres de manière arbitraire. Ils trébuchent malencontreusement, butant les uns sur les autres pour retomber lourdement.

En fin de compte, ils forment des espèces d'amoncellements, composés de phrases avortées et de paroles laissées en désordre. Ces amas stupides de brisures s'entassent sans ordre pour s'agglutiner sans délivrer la moindre signification.

Je m'y perds. Je m'y fourvoyé. Le désordre m'enlise.

Je n'y puis rien si d'aucuns n'y trouvent que du charabia, un cafouillis qui ne mérite pas de nom et qui me ridiculise.

Les désagréments qui s'ensuivent sont imparables. Les quiproquos se répètent. Des années plus tard, il m'arrive encore fréquemment de prendre une notion pour une autre. Il m'arrive d'user à contretemps d'un mot qui dans ma pauvre tête, s'est si sournoisement tarabiscoté qu'il paraît impossible à prononcer. Je me rends très bien compte qu'un pareil idiome est une insulte au bon sens que l'on prête au langage et dont il ne faut pas dévier.

D'aucune manière, ce vocabulaire hilarant ne peut être du moindre secours. Alambiquée, toute parole indûment prononcée, perd jusqu'au soupçon de son utilité. Gisant lamentablement au milieu d'une phrase, son inefficacité foncièrement, clairement étalée et modestement avouée, me tourne en bourrique. Chaque fois que ce malheur m'échoit, il se trouve toujours quelqu'un dans mon entourage pour se gausser de ce qui pour celui qui écoute n'est qu'une incongruité, une stupidité de potache. Parfois, il arrive que, plus déconcerté que réellement furieux, je rie avec ceux qui me raillent. Mais gêné et pantois à cause de ma bévue, je ris tristement. Un sentiment lourd de désespoir se coince dans mon gosier. Au fond de moi, je m'en veux et j'ai honte. Je n'y peux rien pourtant si les mots me font défaut. N'empêche que je me sens indiciblement humilié. Rien ne me permet de trouver la parade. Faisant bon cœur contre mauvaise fortune, j'accepte ma maladresse et du même coup, le désagrément qui en est la conséquence. Mais lorsque mon père mêle sa raillerie aux esclaffements des rieurs, mon ventre ressasse des désirs de vengeance. Venant de sa part à lui, sa moquerie, pire qu'une insulte, n'est qu'une scandaleuse et insupportable vilenie.

 

Quoi que prétendent les autres, je ne suis pas un être sournois.

Je ne suis ni lâche ni hypocrite. Je vis seul parce que j'aime gérer moi-même ma solitude. Il y a trop de choses que les gens non concernés ne peuvent entendre. Ils sont rares ceux qui acceptent l'irraisonnable, même si celui-ci est vécu sans anxiété. Quoi que l'on dise, je m'assume et ce n'est pas à cause d'une présence insolite à mes côtés, une présence qu'ils n'ont d'ailleurs pas à connaître, que, hormis mes ennuis, je ne puisse me porter comme un charme.

Il est faux de me croire capable de jouer la comédie, de me complaire à trahir la confiance de mes proches, de me réfugier dans les fanfaronnades et de tout miser sur la pitié. Les reproches abondent. A coup sûr, mes familiers ou considérés tels, tous tellement conscients de l'urgence de leurs propres problèmes à régler, ont relégué ce fâcheux accident de jadis bien loin, tout au fond d'un passé défini.

L'affaire étant classée, à quoi bon en parler encore !

Pourquoi ressasser encore et encore ce qu'ils nomment une vieille rengaine ? De mon malheur qui perdure dans ses séquelles, ils ne retiennent que les effets secondaires, ceux qui troublent leur quiétude, les lamentables reliquats, disent-ils, d'une persistante agressivité. Seuls les troubles m'importent. Ceux-ci existent bel et bien. Ils sont imprévisibles dans leurs causes, peu conséquentes dans leurs effets, imparables dans leurs suites. Et puis, à quoi bon?

Quoi que prétendent ceux qui avec leurs airs de bravade, me critiquent et me jugent, je n'invente pas mes défauts ni mes maladresses pour attirer l'attention sur ma petite personne.

Je ne fais pas l'idiot, comme l'atteste mon père, lorsque, en colère encore, il cherche, en compensation à ses impairs à venir, un bouc émissaire à la docilité éprouvée.

Je ne tiens aucunement à me rendre intéressant par ce biais pitoyable. Tout bêtement, et répété en toute franchise, je n'y peux rien. Je souffre d'un état de fait qui m'horripile et me fait honte. Pourquoi les autres, quelles que soient leurs allégeances recherchées, refusent-ils de comprendre une suite pourtant logique de cause à effets ? Tout dans le processus odieux est limpide: des mots se suivent et se pressent. Ces mots se dressent, ensemble, formant un groupe compact, une foule. Les mots ainsi pressés se perturbent mutuellement, créant le désordre, l'anarchie. Ils forment des espèces de nœuds étranges, lovés à l'intérieur de ma tête. Là, ils attendent. Les mots, restés en suspension, ne se divisent plus. Au contraire, ils refusent de se délier, de respecter les préséances admises. En foule, ils attendent, tels des gens désœuvrés, agglutinés en hiver autour d'un brasero de fortune. Ils attendent derrière ce qui, pour eux, doit ressembler à une porte, un obstacle, une grille à pousser. A cause du bourdonnement qui enfle lorsque le bégaiement me gagne, les mots conjugués franchissent les accès. Mais, lorsque la sortie est en vue, tout se passe comme s'il s'agissait de sortir d'un tunnel. Les mots se précipitent ensemble, en pagaille. Leur masse provoque mon bredouillement, ce phénomène insensé, dont l'intensité soudaine me surprend et m'irrite à chaque fois. Le processus me terrifie. Ce que j'ai à dire me paraît clair. Pourtant le fait de ne disposer, pour m'exprimer, que de syllabes soudées, empêche la communication. Face aux mots qui ne se plient pas à mon gré, je n'ai qu'à me taire, quitte à m'enfuir pour cacher ma honte dans ma chambre.

Là, au moins, j'ai le droit de pleurer tout mon soûl.

Tant pis si la consolation tarde et que, faute de mieux, des pensées vengeresses m'agressent et me poussent à agir. Je rêve d'une eau qui sourd de partout, malgré la présence des murs qui m'enferment dans ma chambre à l'étage. Je rêve d'une eau qui me recouvrirait, qui me porterait et me permettrait de flotter sans poids ni entraves, au fil des courants.

Je ferme les yeux en signe d'acquiescement et, coulé pour coulé, je m'imagine porté par les vagues vers des horizons hors de toute portée. J'aime entendre le fracas des vagues qui déferlent sur les récifs. J'aime les observer lorsque, à peine arrivées sur ces îlots de granit, elles les recouvrent de cette écume blanche qui les fit naître. Hélas, ce n'est pas une mort consentie qui me permettra de retrouver les douces illusions de mon enfance brisée.

L'événement qui perdure n'aura été qu'un vulgaire hiatus, une phrase à gommer. Je survivrai malgré moi, avec une tâche ultime à remplir. J'en confie la garde et l'accomplissement au rocher qui veille. Je ne crois pas que la mort, aussi amie soit-elle dans sa bienveillante générosité à mon égard, se soit déplacée sans raison valable. Que disait le poète à propos de l'abolition du hasard ? Je voudrais me souvenir de la phrase exacte à propos du coup de dés.